L'horizon obscur des baleines noires
[Ce blog a été initialement publié sur le site du Musée Royal de l'Ontario le 8 mars 2018]
[Une carcasse de baleine noire flottant dans le Golfe du Saint-Laurent, trouvée et analysée par les scientifiques. Photo : MPO et La Presse Canadienne]
Les baleines noires (aussi appelées baleines franches) ont fait l’objet de beaucoup de presse récemment, pour des raisons malheureusement tristes. Entre le 7 juin et le 15 septembre 2017, douze baleines noires ont été retrouvées mortes dans le Golfe du Saint-Laurent. Couplées aux cinq morts signalées dans les eaux américaines, cela fait un total de 17. Nous avions à peine entamé une nouvelle année, que déjà la première baleine franche morte de 2018 était signalée aux USA ; une jeune femelle de dix ans qui avait été observée pour la dernière fois dans le Golfe du Saint-Laurent. Alors, pourquoi autant de tumulte et d’emballage médiatique ? Cette espèce ayant été chassée presque jusqu'à l’extinction pendant l’ère de la chasse à la baleine et ne comptant que 451 spécimens à la dernière estimation en 2016, la mort de 17 baleines représente une perte de plus de 3% de la population en à peine quatre mois. Les rapports de nécropsies ont déterminé que les causes de décès pour ces animaux étaient principalement l’empêtrement dans le matériel de pêche et les collisions avec les navires.
[Qu’est-ce qui s’est passé avec les baleines noires en 2017 ?]
L’importance de ces pertes a semé la panique dans la communauté scientifique. Mark Baumgartner, du Woods Hole Oceanographic Institution, prévoit qu’à ce rythme, les femelles reproductrices disparaîtront en l’espace de deux décennies, ce qui condamnera l’espèce à l’extinction d’ici 2038. Christian Ramp, de la Station de Recherche des Iles Mingan (MICS) explique qu’une femelle doit se remplacer elle-même au sein de la population afin d’assurer la viabilité de la population, ce qui n’est pas le cas en ce moment. « Elles meurent plus vite qu’elles ne se reproduisent maintenant. [En 2017] on n’a pas vu une seule paire mère-baleineau dans le Saint-Laurent » annonce Ramp.
Les femelles qui survivent à un empêtrement ont ensuite besoin de temps pour se rétablir, ce qui diminue leur capacité et leur succès reproductifs. Ainsi, non seulement les baleines meurent-elles, mais nous diminuons en plus leur taux de reproduction à cause des collisions et des empêtrements. Ceci pourrait être une des raisons pour lesquelles nous constatons une absence de baleineaux cette année ; une première depuis que la surveillance des aires de reproduction de baleines noires a commencé dans les années 1980, ce qui aggrave une situation déjà délicate.
[La queue d’une baleine noire de l’Atlantique Nord dans le Golfe du Saint-Laurent en juillet 2017. Une cicatrice témoigne d’un empêtrement dans du matériel de pêche. Photo : MICS]
La baleine noire (baleine franche) de l’Atlantique Nord est une espèce menacée qui figure au registre de la Loi sur les Espèces en Péril (LEP). Ceci signifie qu’il est du « devoir » du Canada d’assurer la protection de nos baleines ainsi que le rétablissement de leur population. En accord avec leurs engagements de conservation de l’environnement, les Ministères de Pêches et Oceans (MPO) et Transport Canada prirent des mesures législatives lors de l’été 2017, suivant un communiqué du Ministre du MPO Dominic Leblanc déclarant « Nous ferons ce qu’il faut faire afin d’assurer non seulement la protection des baleines noires de l’Atlantique Nord, mais aussi le rétablissement de cette espèce ».
Le changement de distribution récent des baleines franches et également un facteur qui a aggravé le problème. Il y a en effet eu une augmentation dans le nombre de baleines noires dans le Golfe du Saint-Laurent depuis 2015, avec un pic de fréquentation en 2016. Ceci constitue un déplacement hors de leur aire d’alimentation habituelle dans la Baie de Fundy. Le changement climatique pourrait être la principale cause derrière ce déplacement. « Nous savons qu’il y a une augmentation d’eau chaude provenant du Gulf Stream qui s’introduit par le détroit de Cabot » dit Ramp. Ceci est susceptible d’influencer la source principale de nourriture des baleines noires : Calanus, une petite espèce de zooplancton. « Calanus est une espèce d’eaux froides. Si l’eau se réchauffe, elle migre vers le Nord. »
Les collisions avec les navires sont une menace pour nombre d’espèces de grands cétacés à travers le monde, particulièrement pour les baleines noires, à cause de leur profil bas et de leur lenteur lorsqu’elles nagent à la surface de l’eau. Malheureusement, à cause de la grande vitesse des navires qui traversent le Saint-Laurent (jusqu’à 25 nœuds, soit 46hm/h), la plupart des collisions sont létales. Il est difficile d’établir un chiffre pour le taux de mortalité dû aux collisions car pas toutes les carcasses flottent ; certaines coulent au fond de l’océan.
[Calanus finmarchicus, un espèce de copépode, (zooplancton), une source de nourriture importante pour les baleines noires. Photo par le National Oceanography Centre, Southampton]
Depuis l’été dernier, de nombreux organismes de recherche en collaboration avec le MPO et Transport Canada, travaillent ensemble pour rassembler l’information et proposer des solutions au problème de mortalité de baleines noires. « Il faut déterminer le chevauchement entre les baleines noires et l’industrie. Ceci est bien sûr difficile car les eaux côtières canadiennes sont très vastes » dit Christian Ramp. Le Saint-Laurent est une des zones les plus fréquentées du Canada (et de la planète) en termes de trafic maritime. La présence augmentée de baleines dans cette autoroute maritime s’avère déjà être une combinaison meurtrière.
[Carte des observations de baleines noires en 2017. Carte : MPO]
Réponses de l’industrie affectées par les mesures d’urgence
L’industrie du transport maritime a initialement réagi de façon réticente à la limitation de vitesse imposée par le MPO et Transport Canada. Le Capitaine Syd Hynes, président de Oceanex, déclara que « les impacts [de la limitation de vitesse] seraient énormes financièrement et directement, parce que le temps c’est de l’argent ». Dans une interview avec CTV News, Sonia Simard de la Fédération Maritime du Canada, dit « si l’on ajoute du temps au voyage – chaque moment compte en transport maritime – cela représenterait des coûts additionnels pour les propriétaires de bateaux et cela se traduirait par des coûts additionnels sur les biens transportés. » De plus, certains représentants de l’industrie prévoyaient une perte de $2,5 millions pour l’industrie touristique de la région de Gaspé ; certains bateaux de croisière ont annulé certains arrêts prévus dans la région afin de récupère le temps perdu à cause de la limitation de vitesse. La Fédération a déclaré qu’elle partage l’objectif de réduire le nombre de collisions entre les baleines et les navires, mais souhaite des solutions raffinées qui minimiseront l’impact économique régional et national.
[Les collisions avec les navires, identifiées comme une des principales causes de décès pour les baleines noires nécropsiées pendant l’été 2017. Photo : Florida Fish & Wildlife Conservation Commission]
Les effets des mesures d’urgences adoptées par le gouvernement fédéral en 2017 a eu des conséquences vraisemblablement moins importantes pour l’industrie de la pêche, dont la saison touchait presque à sa fin lorsque la fermeture obligatoire a été imposée. À cause du haut taux d’empêtrement de baleines noires dans le matériel de pêche l’année dernière, l’accent sera mis sur des solutions visant à rendre le matériel plus adapté afin de réduire la possibilité d’empêtrement. Lorsque nous l’avons interrogé sur ce nouveau type de matériel modifié, un pêcheur de la Cote Nord ayant souhaité rester anonyme, répondit de façon encourageante, bien qu’un peu sceptique, en décrivant les difficultés qu’il prévoyait avec ce genre de solution. « Je pense que ça vaut le coup d’expérimenter avec du matériel nouveau si ça peut sauver les baleines » dit-il.
[Les cages utilisées pour la pêche au crabe des neige sont relies par de la grosse corde, dans laquelle les baleines noires se prennent souvent. Photo : Eric McCarthy]
Alors que nous entamons 2018, quelles mesures sont mises en place pour protéger les Baleines Noires de l’Atlantique Nord ?
Il semble certainement que les industries de la pêche et du transport maritime sont prêtes à collaborer pour réduire la perte de baleines noires. Bruce Burrows, président de la chambre de commerce maritime, annonçait en janvier : « Nous sommes heureux de voir la limitation de vitesse levée alors que nos exploitants de navires continuent de livrer des produits essentiels aux compagnies canadiennes et aux communautés du nord. Nous travaillons en tandem avec la communauté scientifique et les représentants du gouvernement cet hiver afin de développer des solutions basées sur une science solide qui protège les baleines noires et qui minimise les impacts économiques pour tous les canadiens. »
[Quelles sont les mesures de protection des baleines noires en 2018 ?]
Le MPO continue d’organiser des réunions régulières autour de la protection et de la gestion des baleines franches. En plus des mesures fédérales, nombre de parties prenantes assistent aux réunions du Consortium des Baleines Noires de l’Atlantique (NARWC). Ce consortium est formé d’individus et d’organisations gouvernementales et non-gouvernementales, dont des scientifiques, des défenseurs de l’environnement, ainsi que des représentants des industries de pêche et de transport maritime ; rassemblés autour de la cause des baleines noires afin discuter et proposer des mesures concrètes qui assureraient le rétablissement de cette espèce. « Je pense que si l’on veut réussir à protéger cette espèce, il nous faut travailler en coexistence » s’exprime Moira Brown, experte en matière de baleines noires à l’Aquarium de la Nouvelle Angleterre et à l’Institut Canadien de Baleines. Lors de la réunion du Consortium qui prit place à Halifax en octobre dernier, elle affirmait « se sentir encouragée par la réponse positive de la part des industries de la pêche et de transport maritime, qui cherchent à voir comment changer leurs saisons de pêche ou leur matériel afin de réduire la mortalité de baleines ».
Quel rôle joue-t-on en tant que membres du public ?
L’histoire de la baleine noire a attiré beaucoup d’attention et de soutien de la part du grand public grâce à la forte médiatisation de ces évènements, tant sur les medias sociaux que dans les medias traditionnels (tv, journaux…). Moira Brown déclare que « le public a un rôle à jouer… On peut écrire à nos politiciens afin de garder le sujet présent dans leurs esprits […], que ce ne sont pas que des scientifiques isolés qui s’y intéressent, mais que vous, en tant que canadiens, vous êtes intéressés par cette espèce. Je trouve que c’est vraiment important ».
[Photo d’une nécropsie de baleine noire postée sur Facebook. Photo : Joey-John Stewart]
D’une façon ou d’une autre, l’enjeu est grand pour le Canada. Il est évident qu’une collaboration entre toutes les parties prenantes est essentielle et, surtout, que chacun a un rôle à jouer afin d’assurer que la baleine noire de l’Atlantique Nord de soit pas oubliée.
Pour plus d’informations et de mises à jour sur la situation des baleines noires au Canada, rendez-vous sur le site du MPO.
[Une baleine noire plonge dans les eaux riches du Saint-Laurent en juillet 2017. Photo : MICS]