À table! Récit d'une frénésie alimentaire

 

Mn boat

Rorqual à bosse ayant engouffré de l'eau et des poissons près de Sirocco

 

C’était comme si une invitation à dîner avait été envoyée à toutes les espèces du Saint-Laurent dans la région de Mingan-Anticosti.

 

Il avait venté pendant une dizaine de jours, nous forçant à rester sur la terre ferme. C’est donc avec excitation et impatience que nous avons quitté le port d’Ekuanitshit (nom autochtone de Mingan) ce matin-là, prenant un cap sud-est entre les Îles Mingan à deux bateaux.

 

La journée avait commencé comme les précédentes sorties, sans grand signe de vie, à part un ou deux phoques gris qui prenaient leur respiration en surface et nous regardaient passer. C’est finalement proche d’Anticosti que nous avons vu les premiers souffles. Quatre rorquals communs se “prélassaient” dans la même zone, nous offrant pas grande possibilité de les photographier car ils ne sortaient guère la nageoire dorsale de l’eau. De plus, la couverture nuageuse épaississante rendait nos photos de leurs chevrons (la pigmentation claire située sur l’avant-droit des rorquals communs, derrière la tête) de moins en moins bonnes pour la photo-identification. Il était temps de poursuivre notre route, vers l’ouest cette fois-ci.

 

Mistral and Bp

L'équipe de Mistral tente de photo-identifier les rorquals communs.

 

Les deux bateaux prirent un cap similaire, séparés par 2 miles nautiques l’un de l’autre. Alors que Mistral continuait sa route dépourvue de souffles, l'équipe de Sirocco a rencontré quelques rorquals communs solitaires en chemin, mais le scénario précédent se répéta: souffles difficiles à voir à cause d’une légère brume et une lumière basse.

 

Plus tard, l'équipe de Mistral contacte Sirocco par radio: “nous avons trouvé des baleines, si vous n’avez pas de baleines dans votre coin, je suggère que vous nous rejoigniez à notre position si vous le voulez”. L'équipe de Sirocco a donc pris un cap vers la position de Mistral, s'arrêtant périodiquement pour photographier des rorquals communs, qui semblaient ainsi parsemés le long de la côte d’Anticosti.

 

Mistral se refit entendre à la radio: “Vous devriez nous rejoindre, vite.” L'équipe de Sirocco a donc renoncé à photographier les rorquals communs et se mit en route vers Mistral.

 

Lorsque Sirocco arriva sur place, il ne fut pas difficile de comprendre le ton urgent de l’appel à la radio. D’abord, nous avons vu Mistral, un petit point à l’horizon. Ensuite, nous avons vu les souffles. L’un après l’autre, ces puissants jets verticaux s’alignaient de part et d’autre de Mistral. Enfin, nous les avons vus, ces grands corps foncés se propulsant hors de l’eau près de la surface. C’est ce qu’on appelle en anglais le “lunge-feeding”, ou en français, l’alimentation par “engouffrement”. Cette technique, propre des rorquals, consiste à s'élancer à grande vitesse vers un banc de proie (poissons ou krill) et à ouvrir la gueule en grand, engouffrant ainsi une énorme quantité d’eau et de nourriture grâce à leur poche ventrale extensible. Il ne reste ensuite plus qu'à chasser l’eau à travers les fanons, qui récoltent ainsi les proies tels une passoire.

 

Mn lunge 3

Groupe de rorquals à bosse se nourrissant en surface par engouffrement

 

En arrivant plus près de la scène, nous avons remarqué toutes les espèces présentes: rorquals communs, rorquals à bosse, petits rorquals, fous de bassan, sternes arctiques, goélands, groupes de phoques du Groenland… Cette zone d'à peine quelques centaines de mètres carrés grouillait de vie et ce n'était pas difficile de comprendre pourquoi lorsqu'on se penchait sur l’eau: des tonnes de capelans nageaient en bancs denses sous la surface. Le Saint-Laurent est connu comme étant une zone d’alimentation estivale pour nombre d'espèces, notamment les baleines, grâce à sa topographie sous-marine unique qui font remonter les courants froids chargés de nutriments vers la surface (phénomène “d’upwelling”  ou ‘résurgence”).

 

Capelin

Banc de capelans visible depuis la surface 

 

Harp seals

Les phoques du Groenland se trouvent souvent en grands groupes de dizaines, voire centaines d'animaux, que l'on voit souvent nager sur le dos.

 

Les deux bateaux se rapprochèrent doucement l’un de l’autre afin de discuter d’une stratégie: comment allions-nous photographier tous ces individus? “C’est fou! Il y en a partout!” dit Christian. “Ils font du lunge-feeding, ils sont impossibles à suivre… Prenez en photo ce que vous pouvez, on tentera de déterminer les individus plus tard. Il y a une baleine à bosse mère avec son baleineau, nous allons nous assurer de les photographier!”

On se sépara et on navigua tout doucement entre les groupes, pour s’assurer de ne pas entrer en collision avec quoi que ce soit. On se plaça à deux endroits stratégiques pour tenter de couvrir un maximum d’individus.

Boat sunset

L'équipe de Mistral de positionne stratégiquement.

 

Ce furent des moments de chaos organisé. Depuis nos bateaux, nous avions l’impression d’assister à une mêlée générale. Tantôt c'étaient les phoques qui commençaient à s’agiter, donnant l’impression que la surface de l’eau bouillait; tantôt c'étaient des groupes de cinq rorquals à bosse qui brisaient la surface de l’eau en totale synchronicité. Il paraissait que, ce que nous percevions comme chaos à la surface, était en réalité un ballet parfaitement coordonné sous l’eau.

 

Seals and Mn

Un groupe de phoques du Groenland s'agite derriere les rorquals à bosse, alors que les oiseaux marins survolent la scène.

 

Mn lunge 1

Les rorquals à bosse se propulsaient hors de l'eau en engouffrant l'eau et leur noourriture. 

 

Mn lunge 2

On voit bien ici l'eau déferlant du coin de la bouche de ce rorqual à bosse

 

Au fur et à mesure que le temps passait, on commençait à deviner où les animaux allaient sortir. Nous avions parfois une demie-seconde d’avertissement lorsque nous voyions la surface de l’eau frémir sous l'action des capelans tentant frénétiquement d'échapper à la gueule des baleines qui les pourchassaient. C’est donc avec exaltation que nous observions ces grands rostres percer la surface de l’eau, engloutissant de vastes quantités de poissons.

 

Il y eut des moments où, malgré nous, nous étions tellement absorbés par la scène, que nous en oubliions notre mission de scientifiques et nous nous perdions dans le moment. On se croisait parfois du regard, bouche baie, appareil photo baissé, figés par la grandiosité du spectacle.

 

Mn lunge 5

Mn lunge 6

Mn lunge 8

Sèquence d'engouffrement d'un rorqual à bosse. On voit des capelans voler hors de l'eau, une poche ventrale étendue et pleine, et finalement l'oeil de l'animal (bas)

 

C’est finalement la tombée du jour qui nous a forcés à arrêter nos efforts de photo-identification et à prendre la route de retour, sachant que nous avions encore de nombreux kilomètres à parcourir avant d’arriver à Ekuanitshit (Mingan). C’est donc dans une lumière chaleureuse orangée, sous un ciel chargé et sur une mer argentée que nous sommes rentrés à quai, des images de ballet de baleines plein la tête...

 

Boat sunset 2

Mn lunge 4

Sunset spouts

 

 

Finalement et non pas des moindres, une courte vidéo de l'action!