Elle s'appelait Alacran

par Zack Metcalfe

Il nous a fallu huit minutes avant de trouver notre première baleine après avoir quitté le port. Huit minutes à peine, avant que la biologiste de terrain Katy Gavrilchuk ne pointe le doigt parallèlement à la côte Gaspésienne, et s'écrie « À onze heures ! ».

Les plus grands animaux au monde sont remarquablement difficiles à voir en pleine mer. Leurs corps, bien que titanesques, paraissent minimes à l'horizon, de simples traits noirs contre les vagues. Le son de leurs expirations puissantes ne vous parvient parfois que quelques instants après que les baleines aient percé la surface de l'eau. Le temps que vous vous retourniez, elles se préparent déjà à replonger. La vapeur qui se dégage de leur évent est souvent difficile à discerner des nuages et du brouillard; je devais donc efforcer mes yeux afin de percevoir le Léviathan à onze heures.

Ce n'était qu'une distante et fine ligne de couleur, mais plus nous nous rapprochions, mieux je voyais. D'abord, il y eu son souffle alors qu'elle atteignait la surface pour la deuxième fois. Ensuite, une bosse alors qu'elle arquait son dos avant de replonger, et enfin, sa queue.

« C'est une bleue » me dit Katy, alors que notre bateau s'approchait de la baleine. Ses paroles résonnèrent comme de la musique à mes oreilles.

Je l'aurai attendue longtemps, ma rencontre avec l'insaisissable baleine bleue. Cela faisait depuis le mois de mai dernier jusqu'au début de cet été que je menais une initiative de sensibilisation publique appelée "La Campagne Baleine Bleue", qui traitait d'espèces menacées dans l'Atlantique canadien. La baleine bleue menacée y tenait évidemment un rôle central.

Pour mon travail, j'avais écrit des articles et des communiqués de presse, parlé à la radio et à la télévision, même confronté des personnages politiques à Ottawa au nom de la population de baleines bleues de l'Atlantique Nord, bien que je n'en avais jamais vues. Enfin, elle était là…...et elle s'appelait Alacran.

On l'a identifiée en se servant d'une de mes photographies, illustrant sa nageoire caudale (sa queue), alors qu'elle s'apprêtait à replonger à la recherche de zooplancton pour son petit déjeuner. Il y a une encoche sur sa nageoire qui l'identifie tout de suite.

Ci-dessus, la nageoire caudale (queue) d'Alacran, la toute première baleine bleue rencontrée par l'auteur de cet article. Elle fut identifiée pour la première fois par la Station de Recherche des Iles Mingan le 18 août 1985 dans le Golfe du Saint-Laurent.


photo Zack Metcalfe 



Alacran a été aperçue pour la première fois au sein de l'Archipel des Îles Mingan dans le Golfe du Saint-Laurent le 18 août 1985, moi je l'ai vue le 25 août 2015. Cela signifie qu'elle a au moins une trentaine d'années. Alors que je me demandais quelle baleine pourrait être mon "ambassadeur" pour cette espèce,… j'ai eu la chance de tomber sur elle.

Comme si elle cherchait à faire bonne impression, Alacran fit quelque chose de très rare pour une baleine bleue. Alors qu'elle plongeait, elle leva la queue hors de l'eau. D'habitude, leur corps coule en un énorme mouvement singulier qui maintient leur queue sous la surface. Mais cette baleine était généreuse.

Nous atteignions l'endroit précis où Alacran avait disparu sous les vagues, et nous attendions. Le silence régna soudainement sur notre modeste embarcation, alors que la conversation ne devenait guère plus que des murmures, et le bruit du moteur à peine un ronronnement. Mes hôtes prenaient note de la durée de plongée, en mesurant le temps écoulé entre ses émersions. La durée de chaque plongée dépend de la baleine, m'expliqua-t-on. Elles sont de l'ordre de huit à vingt minutes.

En plus de répondre à mes nombreuses questions, nos trois biologistes gardaient les yeux rivés sur l'océan autour de nous, en comptant les minutes jusqu'à ce qu'Alacran ne revienne faire entendre son grand souffle. Pendant ces quelques minutes, je me rendis compte de quelque chose d'extraordinaire. La surface de l'eau à l'endroit où s'était immergée cette baleine se comportait de manière étrange. Sur une surface de cinq mètres de diamètre, elle était lisse. Il y avait une ligne distincte, une barrière entre ces deux « états » de la surface de l'eau, qui demeura tant qu'on l'avait en vue.

Ce sont ce que l'on appelle des empreintes de baleines. Je n'en avais jamais entendu parler auparavant.

Alacran refit surface quelques dix minutes plus tard, et elle s'était entre temps déplacée sur un demi kilomètre. Notre moteur se mit à gronder et nous voilà partis dans sa direction, s'approchant assez pour que je puisse prendre la photo qui allait servir à l'identifier.

Nos biologistes consultèrent ensuite la base de données afin de procéder à l'identification. Mais leur mémoire était en réalité bien suffisante puisque, bien avant que je ne prenne ma photo, ils suspectaient déjà avoir rencontré Alacran. Parmi eux se trouvait le biologiste en chef, Richard Sears, fondateur et directeur de la Station de Recherche des Îles Mingan (MICS pour Mingan Island Cetacean Study), qui a été un pionnier dans l'étude des baleines bleues de l'Atlantique Canadien depuis 1979. En effet, ce fut la première organisation à entreprendre des études à long terme sur cette espèce. Et ces près de 40 années à aller à la rencontre de ces tendres géants ont permis à Richard Sears de créer une relation privilégiée avec eux.

À chaque fois que nous avions la chance de tomber sur une baleine bleue alors qu'elle était à la surface pour respirer, Richard se tenait debout à la proue de notre petite embarcation et prenait une avalanche de photos avec son appareil photo longue-portée. Et si nous étions à la bonne distance avec une bonne lumière, il était capable de déterminer, avec assurance, l'identité de chaque baleine.

Comme pour Alacran, certaines bleues peuvent présenter des marques telles que des cicatrices qui permettent de les différencier des autres, mais, heureusement pour les chercheurs, il existe un moyen plus universel pour différencier les baleines bleues. Chacun de ces géants marins naît avec un motif de pigmentation unique sur son corps, tel une étendue de tâches de peinture bleu-gris foncé. Il ne reste alors plus qu'à photographier ces différentes pigmentations pour constituer un catalogue d'individus, ce que le MICS a bien évidemment fait. Pour Richard, ces différentes sortes de pigmentations, toutes uniques, sont comme une carte d'identité.

Depuis notre point de départ à L'Anse-à-Valleau, au niveau de la péninsule de Gaspé au Québec, nous suivions la côte Nord-Est allant d'une baleine bleue à l'autre. Nous répétions la routine que nous avions vécue avec Alacran.
D'abord nous repérons un souffle à l'horizon et nous le suivons jusqu'à trouver l'empreinte de la baleine. Puis il faut attendre de 8 à 20 minutes, le temps que la baleine remonte à la surface, puis nous nous approchons aussi près que possible sans la déranger, avant qu'elle ne finisse de remplir ses poumons d'air et ne replonge de nouveau.

Les baleines que j'ai vues restaient entre 30 secondes et une minute à la surface entre deux respirations, apparaissant selon le rythme des vagues pendant que des torrents d'oxygène étaient aspirés par leur évent. Puis, après d'imposants plongeons elles disparaissaient. Étudier ces créatures, c'est un peu comme jouer au chat et à la souris, sauf que vous remplacez les souris par les plus gros animaux de la planète et le terrain de jeu par un océan immense qui nous fait trépigner d'impatience.

Pendant ces phases d'effervescence, notre équipe devait alors trouver le juste milieu entre l'urgence d'atteindre ces baleines à temps et la délicatesse requise pour ne pas les effrayer. En effet, le vrombissement de notre moteur allié à notre approche à grande vitesse semblait effrayer les baleines qui plongeaient alors prématurément.

'Le plus grand animal sur Terre…', commenta Richard à la suite d'une approche manquée, secouant la tête face à l'attitude très peureuse de ces mammifères gigantesques. 'On doit être tellement délicat avec eux.'

Ce fut ensuite une paire de baleines que nous approchions, et nous revoilà repartis pour un long moment d'attente après leur plongée. Cette fois la pause devint un peu moins formelle et l'équipage du bateau (trois biologistes, un touriste et moi-même) commença à discuter.

Nous n'avions pas réussi à approcher des baleines bleues jusque là, donc ce fut par miracle que ces deux baleines firent surface à bâbord à une cinquantaine de mètres de nous à peine, alors que nous patientions pendant ces longues minutes. En plus, elles se dirigeaient vers nous.

'Personne ne bouge!' cria Richard avec excitation. Notre moteur était éteint, selon les instructions de Richard, et personne n'osait bouger. Cogner sur la coque du bateau, ne serait-ce qu'en marchant, aurait émis des sons dans l'eau qui pourraient faire changer la trajectoire des baleines. En restant comme ça, elles allaient ainsi passer juste devant nous.

'C'est difficile de faire mieux que ça,' chuchota le biologiste de terrain David Gaspard, se tenant derrière le volant alors que Katy et Richard se levaient silencieusement pour attraper leurs appareils photos.

Les moments qui venaient de s'écouler étaient fabuleux et resteraient gravés dans ma mémoire. Les baleines bleues peuvent atteindre jusqu'à 30 mètres de longueur et peser approximativement 200 tonnes. Pour reprendre la citation du naturaliste David Attenborough, 'sa langue pèse autant qu'un éléphant, son cœur est de la taille d'une petite voiture, et certains de ses vaisseaux sont si imposants que l'on pourrait nager dedans.'

Ces faits sont drôles et intéressants mais ce n'est rien en comparaison de la taille et de la splendeur de ces animaux en réalité. Se retrouver face à autant de muscle, de gras...autant de vie qui passe juste devant vous est une expérience en soi. Les mouvements de la baleine bleue à la surface se traduisent par plusieurs petites plongées desquelles elles remontent presque immédiatement pour respirer. Puis arrive la grosse plongée qui dure de 8 à 20 minutes comme mentionné précédemment.

Ces deux baleines nous ont gratifié de plusieurs petites séquences de plongée pendant leur transit. Je ne saurais estimer avec précision la distance la plus proche qui nous séparait d'elles, mais c'était assez près pour me laisser bouche bée… Un moment plus tard, Katy nous dit ne jamais être lassée de voir ces baleines. Leur majesté n'a pas pris une ride. J'espère sincèrement qu'elle a raison.

Lors de cette rencontre, la plus grande des deux baleines menait la nage en direction de l'Est le long de la côte. La deuxième baleine qui suivait, plus petite, était un mâle généralement plutôt timide et craintif par rapport aux bateaux me dit Richard par la suite. Sa réticence à quitter la femelle semble toutefois lui avoir donné le courage de nager aussi près de nous.

'Pourquoi ces baleines n'ont-elles pas de baleineaux?' se demanda Richard alors qu'il les observait avec ses jumelles. C'est une des découvertes les plus décourageantes faites par le MICS durant les 36 dernières années de recherche. Durant tout ce temps, Richard et ses collègues ont identifié seulement vingt-trois veaux de baleines bleues dans la population de l'Atlantique Nord Ouest. C'est un taux de naissance dangereusement bas, d'autant plus que l'on n'en connaît pas la cause.

À ce jour nous ne savons pas où les baleines bleues de l'Atlantique Nord Ouest mettent bas. Il est donc bien difficile d'identifier le coupable dans ces échecs de reproduction. Une des théories de Richard à ce sujet est l'accumulation de toxines chez les baleines adultes, mais beaucoup de travaux de recherche doivent être réalisés pour confirmer cette hypothèse. Peut-être ces toxines empêchent-elles entièrement la conception.

Afin de s'attaquer, entre autres, à ce mystère, le MICS réalise des prélèvements d'échantillons de peau et de gras des baleines présentes dans leur catalogue. J'ai ainsi pu observer, plus tôt dans l'après midi, comment se réalisent ces prélèvements.

Katy se déplaça à l'avant du bateau tenant une arbalète qu'elle arma et chargea avec une flèche au design particulier. La tête de la flèche est en réalité un petit cylindre métallique de quelques millimètres de diamètre qui est, avant tout usage, plongée dans de l'alcool à 70-90°. Lorsque la flèche est tirée, ce cylindre va alors prendre un échantillon de chair d'environ 2 cm. La flèche ayant rebondi, est ensuite récupérée et l'échantillon stocké pour être analysé ultérieurement. Je ne pense même pas que la baleine l'ait remarqué.

La peau d'une baleine bleue est étonnement fine, se résumant à une très petite partie de la longueur de l'échantillon. La majorité de l'échantillon est en effet du gras. Katy expliqua alors qu'on peut connaître le sexe de la baleine, son histoire génétique et la quantité de polluants contenue dans le gras. On peut aussi en savoir plus sur les habitudes alimentaires, si la baleine est enceinte ou prête à la devenir, ainsi que connaître les niveaux de testostérone chez les mâles. On peut même juger de l'état général de la baleine et des conditions de stress en dosant des hormones telles que le cortisol. À la fin de cette journée nous avons ainsi échantillonné deux baleines.

Avant que la chasse à la baleine bleue ne devienne illégale en 1966, entre 1700 et 2000 baleines ont été tuées dans l'Atlantique Canadien. Dès lors, la population a beaucoup décliné, à cause de la pollution sonore sous-marine, des collisions avec les bateaux, des problèmes de reproduction cités précédemment et bien d'autres facteurs. En 2013, le Comité sur la situation des espèces en péril au Canada (COSEPAC) estimait qu'il restait moins de 250 baleines bleues le long de nos côtes. Et ce nombre a sûrement dû diminuer depuis.

On peut dire que ces baleines ont traversé des périodes difficiles, mais c'est aussi le cas de l'organisation qui les étudie.

La Station de Recherche des Îles Mingan a constitué les premiers catalogues de l'Atlantique Canadien pour les populations de baleines à bosses, de rorquals communs et de petits rorquals ainsi que le premier catalogue de baleines bleues au monde. De leur travail, nous avons appris beaucoup de choses sur les populations, leur distribution, leur migration, leurs zones d'alimentation, les taux de natalité et bien d'autres choses encore. Des connaissances essentielles dans la compréhension et la préservation de ces animaux, qui pour la plupart sont des espèces menacées.

Plus tôt dans l'année, j'ai écrit un article au sujet du MICS, assaillant ainsi Richard de questions journalistiques. Il parlait alors des premiers temps des études menées dans le Golfe lorsque les coûts étaient moindres, l'équipe plus petite, les bateaux également, et les fonds alloués à la science plus abondants. Du moins, … suffisants.

En plus d'obtenir des subventions pour maintenir les recherches au cours des années, le MICS a développé sa propre forme d'écotourisme en invitant des gens à les rejoindre dans leur ratissage les océans à la recherche de baleines. Pour une semaine ou plus, les gens peuvent prendre part aux recherches du MICS, recevant ainsi une expérience directe dans le Golfe du Saint-Laurent et ailleurs. Vous pouvez même adopter les baleines que le MICS a identifié, en contribuant ainsi aux recherches. Voilà comment le MICS a réussi à survenir à ses besoins pendant 36 ans … et le fait encore aujourd'hui …

Mais les choses ne sont plus aussi simples. En tout cas pas pour les organismes indépendants tels que le MICS. Les coûts ont augmenté alors que les subventions ont chuté. Richard m'a confié qu'il faut environ 200 000 à 250 000 dollars pour faire tourner la station du MICS convenablement pour que l'équipe puisse continuer à répondre aux questions que beaucoup d'entre nous ne sauraient même pas aborder. Lorsque j'ai écrit cette histoire en Février, ils avaient moins de la moitié de ce dont ils avaient besoin pour l'année 2015. Une collecte de fonds au printemps dernier leur a permis de repartir sur les vagues, mais le budget resta serré.

Alors que nous attendions qu'une autre baleine finisse de se nourrir et remonte à la surface le long des côtes de Gaspé, Richard s'allongea à la proue du bateau. Je lui ai alors demandé si leur situation financière s'était amélioré depuis mon article. Pas du tout.

'Je n'ai aucune idée d'où viendra l'argent de l'année prochaine' dit-il, la tête couverte par une casquette qui, remarquablement n'a pas été emportée par le vent au cours de notre journée en mer. Il disposait d'une partie de l'argent requis bien sûr, mais pas les $250000 nécessaires.

C'est bien plus que de la recherche, expliqua Richard. Il est aussi question de jeunes professionnels comme David et Katy, qui amènent leurs compétences et confèrent un futur plus optimiste au domaine de la biologie. Le but est également de passer le relai aux nouvelles générations pour que le MICS puisse perdurer au-delà de son fondateur.

Je voulais passer chaque instant, tant qu'il faisait jour, sur ce bateau-là. Je voulais voir le coucher du soleil en mer. Malheureusement les conditions météo ne l'ont pas permis. Le vent devenait trop fort et les vagues grandissaient considérablement, nous fûmes alors contraints de rentrer au port au milieu de l'après-midi. Les prévisions de vent et de pluie des deux jours suivants ont ruiné mes chances de sortir de nouveau, mais je ne suis pas parti déçu.

La situation des baleines bleues, ainsi que ceux qui les étudient, est très précaire dans l'Atlantique canadien. J'ai eu la chance de me retrouver face à face avec les deux, et ils valent le coup de les garder, croyez-moi.

Pour en savoir plus sur les études de la Station de Recherche des Iles Mingan et comment faire un don, visitez rorqual.com. Zack Metcalfe est un journaliste environnemental indépendant, chroniqueur et auteur. Il travaille à partir d'Halifax, Nouvelle-Écosse, et peut être contacté par email à l'adresse zack.metcalfe@gmail.com. Cet article a été initialement publié avec Halifax Media Co-op:halifax.mediacoop.ca/story/her-name-was-alacran/33939