Partager les océans peut mener à un empêtrement

Le début de la saison de recherche a été lent à Gaspé. Tout comme nos collaborateurs dans la baie de Fundy et dans l'estuaire du Saint-Laurent, nous avons également fait peu d'observations autour de la péninsule gaspésienne, toutes espèces confondues. Compte-tenu du petit nombre de baleines, nous étions heureux lorsque, avec des conditions venteuses et une mer agitée le 30 août dernier, nous avons trouvé une baleine a bosse solitaire le long d'un banc au large de la Baie de Gaspé, avec une nageoire caudale (queue) foncée et deux tâches blanches ressemblant à des gants de cuisine. Nous avons suivi la baleine pendant un moment lorsqu'elle plongeait et refaisait surface, et avons remarqué une bande de nourriture de 20 mètres d'épaisseur près du fond sur notre échosondeur. Il y avait clairement de la nourriture dans les parages, bien qu'il n'y ait pas beaucoup de baleines. Nous sommes rentrés au port pour la nuit alors que les conditions se détérioraient.

 

Le jour suivant, le vent était fort en matinée mais complètement tombé en après-midi, nous permettant de sortir travailler en mer pendant quelques heures. Dès que nous avons quitté la baie, nous avons aperçu notre premier souffle, et avons retrouvé la même baleine, pas loin de son emplacement de la veille. Alors que nous l'approchions, nous avons remarqué une corde verte posée sur son dos. Cette baleine était prise dans des cordages.

 

En tant que membre du Réseau Québécois d'Urgences pour les Mammifères Marins, le MICS répond et participe aux appels concernant les mammifères marins pris dans des engins de pêche. Il s'agit d'un travail dangereux qui requiert un entraînement spécial, étant donné que les baleines prises dans les filets deviennent souvent stressées et agitées, tentant de se libérer avec une force colossale, donnant des coups de queue et sautant hors de l'eau. Un bateau et un équipage pris de court pourraient facilement chavirer et se blesser grièvement si la baleine frappe le bateau en tentant d'ôter les cordages ou filets. Nous fîmes un appel à la côte afin de trouver un bateau qui pourrait nous apporter notre équipement de désempêtrement et prendre le rôle de bateau de soutien au cas où la situation s'aggraverait, mais personne n'était disponible. Heureusement nous avions notre caméra vidéo GoPro avec nous, que nous avons pu mettre dans l'eau afin d'établir la façon dont était enroulée la corde, ce qui n'était pas visible en surface.

 

Être emmêlé dans un filet ou un cordage est une situation extrêmement stressante pour une baleine, nous l'approchâmes donc doucement, avec précaution, de façon à ce qu'elle s'habitue au bateau et à notre présence. Il était préférable d'approcher jusqu'à une certaine distance, et d'ensuite laisser la baleine venir vers nous tranquillement, plutôt que de se dépêcher d'aller dans sa direction et risquer de l'effrayer, alors qu'elle était dans une position plus vulnérable. Effectivement, elle nageât en direction du bateau, émergeant doucement et nous « espionnant » (un comportement appelé Spy-hopping, en anglais), nous permettant d'obtenir de bonnes images de l'animal sous l'eau. Il est impossible de savoir ce que pense une baleine dans une telle situation et il est facile de projeter nos propres émotions et sentiments sur un animal, mais nous ne pouvions nous empêcher de penser que, bien qu'il nous ait été impossible de la libérer à ce moment-là, notre présence était peut-être rassurante pour elle dans cet instant de stress. C'était surprenant de voir que, bien qu'elle soit empêtrée dans des engins de pêche, s'épuisant, luttant pour respirer, essayant de se défaire des filets, elle s'approchait tout de même du bateau. Lorsqu'elle approcha, nous la vîmes en train d'essayer de se retourner, mais en vain, car la corde la retenait, étant apparemment ancrée à quelque chose (possiblement un casier de pêche, des rochers, ou quelque chose d'autre en profondeur). Une baleine dans une telle situation ne peut se nourrir, pourrait être en train de lutter pour se maintenir en surface pour respirer, et sentirait certainement les filets couper sa chair et la mettre à vif. On ne peut que s'imaginer à quel point une situation similaire serait terrifiante pour un être humain.

 

Après avoir observé la baleine se débattre et tourner hors de l'eau en tentant de se libérer, et sans pouvoir la libérer nous-même en toute sécurité, nous sommes rentrés au port sous le soleil couchant, prêts à organiser les ressources nécessaires qu'il nous faudrait le lendemain. De retour à la terre ferme, nous avons visionné les images sous-marines et constaté que la baleine était plus empêtrée que ce que l'on pensait, avec une corde de 2 cm passant dans sa bouche et coincée à l'arrière de ses fanons dans le coin de la bouche, au dessus de l'œil. Nous avons rassemblé notre matériel, sollicité l'aide d'une compagnie d'observation des baleines en tant que bateau de repérage, et établîmes un plan d'action pour la journée suivante. À 5h30 du matin, nous avons quitté le quai en compagnie d'un membre du Parc National Forillon et nous nous sommes dirigés vers la dernière position connue de la baleine. Nous avons balayé la zone dans toutes les directions pendant plus de quatre heures, mais n'avons pas trouvé de signe du rorqual à bosse, malgré une visibilité infinie et une belle journée. Le système local de courant sous-marin se déplace vers le large par dessus le banc où la baleine fut aperçue en dernier lieu, et nous avons pensé qu'elle s'était peut-être laissée emporter dans cette direction par le courant, bien que les compagnies d'observation opérant dans cette zone-là n'aient rien vu. De retour au port, nous avons pris la voiture et conduit le long de la côte, nous arrêtant dans des petits villages afin de scruter la mer avec nos jumelles. Mais n'avons rien vu. Si la baleine était fermement ancrée au fond, il se peut qu'elle se soit noyée, mais nous gardons espoir qu'elle ait réussi à se libérer de la corde et se soit déplacée hors de la zone. Ce rorqual à bosse est un individu qui a été observé chaque année dans la région gaspésienne depuis 2009, et nous espérons bien le revoir l'année prochaine si ce n'est pas d'ici la fin de cette saison.

 

L'empêtrement dans du matériel de pêche est une menace constante pour les baleines, en particulier dans les zones côtières. Même en dehors de la saison de pêche, les « filets fantômes » (du matériel de pêche perdu ou abandonné qui dérive) continuent à pêcher et à capturer des espèces sous-marine pour lesquelles ils ont été conçus, ou même d'autres espèces telle que notre baleine malchanceuse. Une baleine cherchant de la nourriture près du fond pourrait ne pas remarquer la présence d'une corde à travers un banc dense de krill ou de poissons, jusqu'à ce qu'il soit trop tard et que sa gueule se soit refermée sur sa proie et sur la corde. Une étude dirigée par le Centre d'Études du Littoral à Provincetown dans le Massachussetts a révélé que près de la moitié des baleines à bosse observées dans le Golfe du Maine présentent des cicatrices attribuées à un empêtrement dans des engins de pêche par le passé, et celles-ci ne représentent que celles qui ont réussi à se libérer. Dans cette région, la pêche au crabe des neiges est très importante et les pêcheurs utilisent un « chalut de casiers » afin de les capturer. Des bouées marquent l'emplacement à chaque bout d'une rangée de casiers au fond de l'eau, qui sont reliés entre eux par une corde appelée « ligne de fond ». La ligne de fond est une corde munie de flotteurs en fibre empêchant la corde de s'user sur le fond marin. Une baleine se nourrissant entre les casiers pourrait facilement se trouver prise par une de ces cordes, et donc potentiellement ancrée au fond.