2007: Rumba Blues

Par Richard Sears

À la fin du mois d'août 2007, j'ai eu l'occasion de participer à une expédition dans la région de Forestville-Escoumins. Durant cette période bien trop courte à mon goût, j'ai pu étudier les baleines bleues, en compagnie de deux autres membres de l'équipe du MICS. Contrairement à la météo variable que nous avions eue pendant le reste de l'été, nous avons pu profiter d'une mer remarquablement calme et d'un temps clair, rendant très agréable le travail sur une petite embarcation. Cependant, peu de baleines bleues avaient été observées pendant l'été et pas plus de 2 à 6 animaux ont été vus par jour dans cette portion de l'estuaire du Saint-Laurent depuis le début du mois de juillet.

Nous remontions le fleuve sur une eau miroitante vers Les Escoumins lorsque les souffles de 3 ou 4 rorquals bleus ont émergé, contrastant avec l'horizon sombre dessiné par la Côte-Nord. Nous avons d'abord approché une paire formée par la femelle B197, connue depuis 1988, et le mâle B185, connu depuis 1984. La femelle nageait en tête avec le mâle à ses côtés légèrement en retrait, comme il est commun de l'observer chez les paires male/femelle de cette espèce. De telles associations peuvent durer quelques heures et se prolonger jusqu'à cinq semaines. Les femelles tolèrent d'être suivies par des mâles prétendants dès la fin du mois de juillet, même si l'accouplement n'a habituellement lieu qu'à la fin de l'automne ou à l'hiver. Ce contact prolongé permet au mâle de prouver son potentiel reproducteur jusqu'à ce que la femelle soit prête à s'accoupler. De plus, en suivant la femelle d'un côté ou d'un autre, le mâle peut économiser son énergie, en ayant moins d'effort à fournir lorsqu'il nage et se nourrit. Il est également possible que la femelle tolère un tel prétendant parce qu'il contribue à éloigner les autres mâles moins prometteurs et à réduire le dérangement, lui permettant ainsi de se nourrir sans avoir à se préoccuper des autres mâles.

Lorsqu'un autre mâle s'approche agressivement, le comportement de la paire, jusque-là très calme, change soudainement. Les mouvements lents, presque fainéants, entrecoupés de plongées de 10-12 minutes font place à de brusques changements de direction, de très courtes plongées et une vitesse accélérée. Dans notre cas, l'intrus était le mâle B335, connu depuis 1996 et qui est également un visiteur régulier de l'estuaire du Saint-Laurent.

L'ambiance quasi-religieuse de la scène que nous observions laissa soudainement place à une explosion d'eau.

En un instant, B335 s'est rapproché d'au moins 800m de la paire en accélérant durant une seule plongée. En s'imposant ainsi, le mâle intrus a forcé la femelle B197 à accélérer promptement, forçant les deux poursuivants à se bousculer pour maintenir leur cadence, alors que B335 essayait de prendre la place de B185. Pendant les premiers moments de cette activité intense, nous pouvions observer des portions de têtes, les individus rouler sur eux-mêmes, et des coups de queue au travers de violents remous d'eau. Mais l'affrontement s'est très rapidement transformé en une véritable course-poursuite digne des meilleurs films d'actions, entre ces individus de 70-80 tonnes se propulsant à haute vitesse avec son lot d'effets spéciaux, d'explosions d'eau, et de corps presque à moitié hors de l'eau produisant de puissants claquements de queue et de nageoire.

Alors que la cadence accélérait, les trois baleines ressemblaient à des sous-marins en mode poursuite, se percutant entre elles, et se propulsant à la surface dans une enveloppe d'eau. Leurs souffles, d'abord bouillonnants sous la surface de l'eau, explosaient en jets puissants lorsque les corps massifs se propulsaient à la surface. C'était stupéfiant d'être témoins de ces animaux retenus, même brièvement, par l'emprise élastique de la surface de l'eau, et étirant l'enveloppe liquide à mesure qu'ils tentaient de la déchirer. L'eau semblait exercer une poigne ferme sur les animaux pour les empêcher de respirer à la surface.

Dans un moment chargé d'adrénaline, les trois baleines bleues ont percé verticalement la surface de l'eau et se sont érigées très haut, apparemment sur le point d'atterrir sur nous. Leurs corps étaient à moitié visibles hors de l'eau, très imposants, tout près à nos côtés et derrière nous. Ils se mirent ensuite à marsouiner vigoureusement vers l'avant en provoquant de splendides éclaboussures. Pendant un moment, nous pensions que nous ne serions qu'un débris sur leur trajectoire, vite balayé par leur course effrénée. Étonnamment, les animaux réussirent à nous éviter, et nous avons pu nous dégager presque sans être éclaboussés, malgré un atterrissage impressionnant à la surface de l'eau.

Légèrement désorientés, nous avons regardé les deux mâles courser, marsouiner côte-à-côte et se bousculer tout en continuant d'avancer. La femelle B197 poursuivait son avancée, laissant les mâles décider lequel d'entre eux lui conviendrait le mieux. Le spectacle était puissant et grandiose.

Après 24 minutes de combat, le mâle intrus B335 s'est résigné à abandonner la querelle, peut-être pour économiser ses forces lors d'une autre attaque, un autre jour. La rencontre avait été brève, mais violente, avec des démonstrations fluides d'accélérations toutes en muscles, en bousculades, en corps à corps et en claquements de queues.

La situation nous rappelait celle de chevaux ou d'antilopes se coursant côte-à-côte, chacun tentant de déséquilibrer l'autre pour déterminer l'individu dominant. Lors de telles attaques, les animaux terrestres doivent supporter les chutes et les atterrissages forcés sur un sol dur et parfois du haut de falaises, tandis que les baleines retombent dans l'eau, amortissant leur chute après de brèves incursions dans l'air. C'est pourtant un combat de vitesse et de propulsion entre deux super poids lourds, qui laisse assurément les deux adversaires blessés et fatigués. Pour que la joute dont nous étions témoins persiste aussi longtemps, les deux adversaires devaient être d'un calibre semblable. Huit minutes plus tard, B335 est réapparu plusieurs centaines de mètres plus loin de la paire, abandonnant la poursuite pour retourner se nourrir et guérir ses plaies dans les eaux froides du Saint-Laurent.